En coulisse

Le dernier voyage du téléphone portable (3e épisode) : de l'Europe vers l'Afrique

Martina Huber
2/12/2020

En Suisse et dans l'UE, le recyclage des vieux appareils est strictement réglementé. Mais dans de nombreux pays, ces derniers représentent toujours un danger environnemental et sanitaire. Il faut beaucoup de temps pour mettre en place un système de recyclage opérationnel.

« Sur certaines pièces, on arrive à voir ce que c'était », explique Markus Stengele, ingénieur en environnement et responsable qualité et environnement chez Recycling AG (Sorec). Il balaie du regard la pile de métal devant nous puis attrape l'une ou l'autre pièce en les nommant : voilà un refroidisseur de processeur, un écran d'ordinateur, une poulie de guidage d'une imprimante, des pièces de disques durs, la semelle d'un fer à repasser. Ce sont plus que des piles de pièces d'aluminium de différentes tailles, qui faisaient autrefois toutes partie d'équipements électriques et électroniques. Outre l'aluminium, le fer et d'autres métaux s'accumulent. De l'autre côté de la salle ouverte, accessible aux camions, s'empilent différentes qualités de cartes de circuits imprimés, de plastiques et de mélanges plastique-métal. « Pour ceci, nous recevons de l'argent, pour cela, nous en versons », commente Markus Stengele en passant. Et d'ajouter « En fonction de la quantité de plastique recyclable qu'il contient. »

Des montagnes de circuits imprimés désaffectés en attente de transport.
Des montagnes de circuits imprimés désaffectés en attente de transport.
Les restes d'anciens équipements après leur broyage
Les restes d'anciens équipements après leur broyage
Source : Martina Huber

Une fois que les piles de matériaux ont atteint un certain volume, elles sont chargées sur des camions à l'aide d'une pelle ou d'un bras de préhension afin d'être transportées, par exemple, vers les fonderies de métaux en Belgique, en Allemagne et en Italie ou vers l'usine de transformation des plastiques en Autriche, et de retourner, tout du moins partiellement, dans le commerce des matières premières. Tous les matériaux proviennent de déchets d'équipements électriques et électroniques broyés dans le moulin de Sorec et dont les composants ont ensuite été transportés sur des convoyeurs à bandes grâce à divers mécanismes de tri, par exemple, une soufflerie, pour séparer les pièces légères des pièces lourdes, des aimants, pour retirer le fer du mélange de matériaux, des systèmes de criblage et divers capteurs pour détecter différents matériaux. « C'est un concentré de haute technologie », explique Markus Stengele, en me montrant le cœur de Sorec. Il doit parler très fort pour noyer le bourdonnement, le sifflement et le cliquetis des machines à broyer et à trier.

Les grandes décharges du Ghana

De nombreuses régions du monde ne possèdent pas d'usines de recyclage ultra modernes comme en Suisse. « Dans la plupart des pays, le recyclage des appareils obsolètes se fait encore principalement dans le secteur informel », explique Heinz Böni, qui dirige le groupe de recherche sur les matériaux critiques et l’efficacité des ressources au Laboratoire fédéral d’essai des matériaux et de recherche (Empa). « Il y a souvent des problèmes plus graves, des substances nocives peuvent finir dans l'environnement et les personnes chargées de retirer les matériaux recyclables des vieux appareils ne se protègent pas suffisamment et mettent alors leur santé en péril. » Par exemple, au Ghana, de vieux appareils électroménagers finissent encore dans des décharges, les gens brûlent des câbles la nuit à l'air libre pour en extraire le cuivre, libérant ainsi dioxines et autres poisons. En Inde et au Pakistan, on essaie de récupérer l'or des circuits imprimés avec des acides forts.

Homme traitant un circuit imprimé au marché Owode Onirin de Lagos, au Nigeria. (Scène du documentaire Chinafrika.mobile de Daniel Kötter)
Homme traitant un circuit imprimé au marché Owode Onirin de Lagos, au Nigeria. (Scène du documentaire Chinafrika.mobile de Daniel Kötter)

Selon The Global E-Waste Monitor 2020, publié par l'Université des Nations unies et d'autres institutions en juillet 2020, 78 pays – même pas la moitié des pays du monde – disposaient en octobre 2019 d'une législation ou d'une réglementation régissant le traitement des déchets d'équipements électriques et électroniques. En deux ans, ce sont 11 pays de plus. Cela étant, il n'existe pas partout de législation juridiquement contraignante. Et même lorsqu'elle existe, elle ne suffit pas à elle seule à assurer le bon fonctionnement du système de recyclage. Même en Europe, où il existe des systèmes de collecte et des infrastructures de recyclage adéquats, il reste beaucoup à faire : selon le rapport, les statistiques montrent que seuls 59 % des déchets d'équipements électriques et électroniques produits en Europe du Nord et 54 % de ceux produits en Europe occidentale sont documentés comme étant officiellement recyclés, et que des pièces importantes sont éliminées avec les déchets résiduels mélangés, non recyclées conformément à la loi ou encore exportées pour être réutilisées. Ces exportations consistent en des équipements électriques et électroniques de toutes sortes, notamment des ordinateurs et des portables provenant d'entreprises de retraitement spécialisées, ainsi que des réfrigérateurs, des fours à micro-ondes et d'autres biens durables usagés, stockés dans des véhicules ou des conteneurs d'occasion et expédiés en Afrique.

Direction l'Afrique par des filières obscures

Les rapports ne cessent de montrer qu'une partie des déchets d'équipements provenant d'Europe et des États-Unis finissent dans des décharges de pays africains ou asiatiques, où il n'existe souvent aucune filière recyclage professionnelle et reconnue. Par exemple, selon une étude réalisée dans le cadre du projet européen Countering WEEE Illegal Trade (CWIT), à laquelle Interpol a également participé, 1,5 million de tonnes au total de déchets d'équipements seraient exportées d'Europe en 2012, certains étaient encore en état de marche. En revanche, on estime à 750 000 tonnes les équipements défectueux dont l'exportation est interdite en vertu de la Convention de Bâle. En 2019, Basel Action Network publie le rapport « Holes in the Circular Economy : WEEE Leakage from Europe » pour lequel des militants de dix pays de l'UE ont équipé 314 appareils défectueux – moniteurs LCD et écrans à tube cathodique, PC et imprimantes – d'un GPS pour pouvoir les suivre. 19 d'entre eux ont été exportés, 11 ont pu suivre le réseau jusqu'en Afrique ou en Asie.

En Suisse, le cliché selon lequel les appareils cassés arrivent au Ghana n'e s'avère pas.
Flora Conte, Scientifique de l'environnement

Lorsqu'on lui demande si les appareils suisses finissent dans des décharges en Afrique et en Asie, Heinz Böni de l'Empa répond : « Lorsque les vieux appareils finissent au recyclage ici en Suisse, ils le sont vraiment pour la grande majorité. Bien entendu, il n'est pas impossible que des déchets d'équipements provenant de Suisse se retrouvent à l'étranger. » Il est impossible de contrôler ce qui arrive aux appareils ne passant pas par la case recyclage. « Je suis convaincue que le cliché suisse selon lequel tous nos appareils cassés finissent au Ghana n'est pas vrai », explique Flora Conte, Scientifique de l'environnement et chef de projet au sein de la division de conseil environnemental de Carbotech AG, qui effectue régulièrement des audits des installations de démantèlement et des recycleurs pour le compte des systèmes de reprise SENS et Swico. « La réalité est plutôt comme telle : je souhaite faire une bonne action, je donne mon ordinateur qui a 6 ans à une école en Afrique. L'action, bien que louable, est problématique. Personne ne pense à ce qui arrivera au PC là-bas quand il tombera en panne deux ans plus tard. »

Le documentaire en quatre parties Chinafrika.mobile du réalisateur allemand Daniel Kötter – traitant de l'extraction des matières premières, de la production, de la réutilisation et du recyclage – donne au moins une idée de ce qui arrive aux vieux appareils en Afrique. Pour en consulter des extraits, lisez l'étude Smartphone Object Biography, rédigée dans le cadre du projet de recherche soutenu par le Fonds national Times of Waste.

Le film documentaire Chinafrika.mobile – dont voici une scène – traite de l'achat probable des entreprises chinoises, entre autres, de matières premières bon marché sur les marchés de la ferraille en Afrique de l'Ouest.
Le film documentaire Chinafrika.mobile – dont voici une scène – traite de l'achat probable des entreprises chinoises, entre autres, de matières premières bon marché sur les marchés de la ferraille en Afrique de l'Ouest.

Dans le film documentaire – dont voici un extrait –, Daniel Kötter accompagne le téléspectateur au marché Owode Onirin de Lagos, au Nigeria. Un jeune homme y dépose un sac en plastique jaune rempli de téléphones portables sur le sol argileux, s'assied sur un appareil qui pourrait être une chaîne stéréo plate et se met au travail : il attrape un téléphone portable après l'autre, le tient par un bord sur une pierre posée sur le sol devant lui, puis le frappe avec le manche d'un grand tournevis jusqu'à ce que ses différentes couches se détachent pour libérer l'accès au circuit imprimé qu'il arrache. Le circuit est le seul à retourner dans le sac plastique, tandis qu'écrans et boîtiers restent au sol, du moins pour un moment.

« Il y aura toujours de la ferraille »

Au même marché, certains travaillent sur des câbles avec un marteau pour retirer le plastique du cuivre, tandis que d'autres retirent les composants précieux des grands circuits imprimés à l'aide de tenailles. La plupart d'entre eux n'ont que des tongs ou des sandales aux pieds, d'autres portent des gants, mais beaucoup n'ont pas d'équipement de protection. En aparté, l'expert informatique nigérian Anthony Bankole, connu sous le nom de « Tony Schrott », explique que de nombreuses grandes entreprises de Chine et du Royaume-Uni embaucheraient des personnes comme lui pour collecter les déchets électroniques, en raison de la faiblesse de l'économie dans son pays d'origine et dans toute l'Afrique de l'Ouest. « Ils pensent qu'ils peuvent obtenir ici une main œuvre moins chère et moins regardante sur les règles qu'en Grande-Bretagne, par exemple », explique Anthony. La majorité du matériel retourne en Chine. Il considère le secteur de la ferraille, dans lequel il travaille depuis plus de dix ans, comme étant porteur, car on produit constamment de nouvelles choses qui finiront par vieillir et se casser : « Il y aura toujours de la ferraille. »

Je suis sûr qu'il a raison. Selon « The Global E-Waste Monitor 2020 », en 2019, dans le monde, 53,6 millions de tonnes d'équipements électriques et électroniques – dont on ne peut même prouver qu'un cinquième a été recyclé – sont arrivés en fin de vie. Et si cette tendance se poursuit, d'ici 2030, on en comptera 74 millions. Les anciens appareils contiennent non seulement des substances précieuses, mais aussi de nombreux polluants – plomb, mercure, cadmium, chrome, PCB – pouvant avoir des effets néfastes sur presque tous les systèmes organiques. Par exemple, cela représente chaque année 50 tonnes de mercure et 71 000 tonnes de plastiques contenant des retardateurs de flamme bromés, dont il n'existe aucune documentation sur leur devenir et dont une partie est certainement rejetée dans l'environnement.

Quand la survie l'emporte sur la santé

Le rapport met en lumière un manque d'études menées sur le long terme dans des groupes de population plus importants. Cependant, les résultats de recherches montrent les effets négatifs du recyclage informel des déchets électroniques sur la santé des travailleurs : dégâts causés à la peau, aux voix respiratoires, au système cardiovasculaire et immunitaire, danger majeur des substances contenues dans les équipements de déchets pour les enfants, alors encore en pleine croissance.
« Les personnes qui démontent de vieux appareils dans les pays en développement savent souvent déjà que ce n'est pas bon pour leur santé », explique Esther Thiébaud, ingénieur en environnement au bureau de conseil environnemental Sofies. « Mais c'est une question de survie là-bas, ce qui compte le plus, c'est de gagner quelques francs pour s'acheter de quoi manger le soir. » Esther Thiébaud s'occupe des questions relatives aux vieux équipements électriques depuis une douzaine d'années. Au fil des ans, elle a également participé à des projets dans les pays en développement, travaillant avec des partenaires locaux pour développer des politiques ou des systèmes de gestion visant le traitement des vieux appareils. Il y a dix ans, par exemple, elle s'est rendue plusieurs fois au Ghana pour une évaluation. Actuellement, elle participe à un projet en Égypte. Il existe quelques recycleurs officiels, mais pas encore de système fonctionnel. Aujourd'hui, il est fréquent que les entreprises vendent aux plus offrants leurs anciens équipements aux enchères. « En général, ce n'est malheureusement pas celui qui se préoccupe le plus de l'environnement ou de la santé de ses travailleurs. Des mécanismes de marché sont apparus. Ces derniers ne contribuent pas à la garantie d'un recyclage durable et écologique des vieux appareils. Le processus est très long. »

Avant de pouvoir mettre en place un système de recyclage fonctionnel, il faut connaître le système et les acteurs concernés en détail, car les choses sont différentes dans chaque pays : « Certains ont d'énormes parcs à ferraille où tout est traité de manière centralisée. D'autres ont d'énormes marchés de seconde main, et les équipements sont démontés dans des arrière-cours. »

Avant de pouvoir intervenir, il faut comprendre exactement comment fonctionne un système.
Esther Thiébaud, Ingénieur en environnement

Il s'est passé beaucoup de choses au cours des 15 dernières années. Dans de nombreux pays, il existe maintenant des restrictions à l'importation et des contrôles plus stricts. « Mais ces pays produisent aussi beaucoup de déchets électroniques eux-mêmes. Même si nous pouvions arrêter toutes les exportations, ces pays doivent mettre en place des systèmes efficaces visant un traitement écologiquement et socialement responsable des déchets d'équipements électriques et électroniques. »

Adoption de la taxe anticipée de recyclage (TAR) suisse par l'Amérique du Sud

Pour contribuer à ce processus et mettre à profit le savoir-faire de la Suisse, le Secrétariat d'État à l'économie et l'Empa mènent, depuis 2003, des projets dans différents pays d'Amérique du Sud, d'Afrique et d'Asie, tout d'abord dans le cadre du «Swiss e-waste Programme», puis, depuis 2013, dans le cadre du programme de suivi « Sustainable Recycling Industries ». Selon Heinz Böni de l'Empa, impliqué dès le début, la gestion élargie des produits est maintenant mise en œuvre en Colombie et au Pérou par le biais d'un financement des frais non couverts du recyclage sous la forme d'une taxe anticipée de recyclage équivalente à celle du modèle suisse. Cette solution est également envisagée dans d'autres pays. En raison des dépenses importantes et des nombreux polluants impliqués, le recyclage professionnel des vieux appareils électriques ne peut jamais être financé uniquement par la valeur matérielle des matériaux réutilisables. Il souligne néanmoins que le modèle suisse ne peut pas être simplement transféré d'un pays à l'autre. « Dans de nombreux pays, le secteur informel est encore très fort, il est donc très important de travailler avec les acteurs concernés. »

Il existe une possibilité, par exemple, celle d'acheter des équipements particulièrement critiques à des recycleurs informels à un meilleur prix que celui qu'ils obtiendraient sur le marché libre, puis de les éliminer correctement. Autre option, les recycleurs informels disposeraient d'un espace de travail propice au démontage des équipements collectés avec les outils nécessaires et dans le respect de certaines mesures de protection. Par exemple, ils utiliseraient un broyeur de câbles permettant le retrait du cuivre sans brûler le plastique. « Nous avons déjà accompli beaucoup de choses. Mais ces processus sont longs. Il faut des années pour opérer des changements. On fait néanmoins en sorte qu'un maximum ne finisse pas dans l'environnement. En tant que pays riche doté d'un système qui fonctionne, la Suisse a la responsabilité d'apporter une contribution dans ce domaine. »

Voici les autres parties :

  • En coulisse

    Le dernier voyage du téléphone portable (1er épisode) : comment les matières recyclables sont récupérées

    par Martina Huber

  • En coulisse

    Le dernier voyage du téléphone portable (2e épisode) : comment les polluants sont éliminés

    par Martina Huber

Photo de couverture : scène du film documentaire « Chinafrika.mobile »

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En tant que journaliste scientifique indépendant, je préfère écrire des articles de fond sur la santé, l'environnement et la science.


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