
En coulisse
Plus que des saucisses à rôtir, de la bière et de cigares : impressions de la fête de lutte
par Patrick Bardelli
Nulle part ailleurs en Suisse, la chasse n'est aussi bien ancrée dans les mœurs que dans le canton des Grisons. Elle appartient aux Grisons comme les bricelets à Fribourg. Nous partons à sa découverte.
Une détonation de l'autre côté de la vallée nous parvient. Calibre 10,3 millimètres. Silence. À titre de comparaison : le fusil d'assaut 90 de l'armée suisse tire des cartouches de calibre 5,56 millimètres. Nous continuons ; une drôle de sensation s'empare de moi, mon estomac se serre. Je suis à la chasse avec Claudio, Marco et Marc. Ici, dans les Grisons, c'est une tradition bien ancrée. Environ 5500 chasseurs se déplacent dans le canton ces dernières semaines. La passion de la chasse se transmet de père en fils, d'oncle en neveu. Un chasseur ne se cache pas derrière chaque arbre, mais tous les deux arbres. Et attends son gibier.
Je comprends rapidement que le grand art de la chasse devrait en fait s'appeler le grand art de la patience. Nous grimpons le Schamserberg sur le flanc sud-est du Piz Beverin et nous observons toujours le terrain autour de nous avec nos jumelles. Marcher, attendre, observer, marcher attendre. Jusqu'à ce que nous nous arrêtions enfin. L'air est rempli du sifflement des marmottes. Elles aussi ont le droit d'être abattues. L'année dernière, leur nombre s'élevait à 4640.
En plus des marmottes, Claudio, Marco et Marc sont surtout à la recherche de chevreuils, de chamois et de cerfs. L'endroit, la période et la manière dont chaque animal doit être abattu sont strictement réglementés par la loi. Ceux qui ne la respectent pas, paient une amende ou perdent leur permis de chasse. Dans le canton des Grisons, on pratique la chasse à patente. En achetant son permis, on peut chasser dans tous le canton, sauf dans les sites de protection de la faune. De nombreux autres cantons connaissent la chasse affermée. Dans ces cas-là, un groupe de chasseurs se voit attribuer un territoire. Ils n'ont pas le droit de chasser en dehors de ce dernier.
« Regardez ! Celui-là baisse son pantalon et fait pipi dans notre magnifique paysage montagneux des Grisons ». Claudio a identifié un randonneur qui fait ses besoins. Tout le monde prend ses jumelles. Si le brave type savait que quatre personnes à 200 mètres le regardaient faire pipi...
L'un fait ses besoins, l'autre se promène avec son chien. Ensuite, une moto dévale la pente. Il y a de l'action à plus de 2000 mètres d'altitude. « Le week-end c'est encore plus bondé », ajoute Claudio. L'index reste tendu et n'est pas sur la détente. Aujourd'hui, on ne tirera pas. Au bout de deux heures, nous reprenons le chemin du retour vers la cabane. Le grand art de la patience.
À mi-chemin, nous passons une pente avec des buissons hauts et nous arrêtons. La veille, les chasseurs ont vu des chevreuils ici. Claudio propose que Marc et moi, allions sur le terrain, que nous grimpions environ 200 mètres et frappions un peu dans les sous-bois. Cette action pourrait effrayer le gibier qui s'y cache. Claudio et Marco se positionnent à gauche et à droite.
Maintenant je réalise pourquoi chaque chasseur a au moins une pièce d'équipement orange fluo avec lui. Cette dernière le distingue du gibier et permet ainsi d'éviter les accidents. Claudio me prête son chapeau orange. Ainsi, je suis donc bien visible pour lui et Marco. C'est parti. C'est raide, les buissons sont hauts, je perds mon orientation après quelques pas. Je suis censé zigzaguer jusqu'à un rocher proéminent. Je ne sais pas où je suis ni où je vais. D'un coup je me dis « ne tirez pas s'il vous plaît ». Mon pied droit s'est pris dans des racines et je dégringole presque la pente. Mon genou déjà endommagé me fait à nouveau mal. Je veux partir d'ici. Au bout d'une demi-heure, je suis à nouveau en bas avec Marco. Chevreuil ? Non. S'il y en avait un qui se cachait, je l'ai raté. J'étais trop occupé avec moi-même.
« As-tu entendu les chamois siffler et le chevreuil aboyer ? » me demande Marco. Oui. Mais j'ai pris le sifflement des chamois pour celui d'un oiseau et l'aboiement du chevreuil pour celui d'un chien. Le citadin des plaines n'a aucune idée de ce qui se passe ici. Marco m'explique. Les chamois en haut, dans la montagne se sont sentis dérangés par ma présence et m'ont dit avec leur sifflement de m'en aller. Et l'aboiement du chien dans tout ça ? Quand les chevreuils se sentent dérangés, ils émettent un bruit que les oreilles des personnes non initiées prennent pour l'aboiement d'un chien. Mes yeux non plus ne sont pas initiés ; ils ne voient pas le gibier.
Et soudain, il est là. Le chamois. Sur la crête au-dessus de nous, il regarde dans la vallée. Une prise digne d'une carte postale. J'en ai la chair de poule et pendant un instant, face à ces coulisses je me sens tout petit. Sur le chemin du retour à la cabane, Claudio, Marco et Marc font le point sur la journée. Je suis calme et m'imprègne de la montagne.
Souvenir d'enfance : papa fait cuire de la chasse. L'odeur du vin rouge et du gibier frais flotte dans l'appartement. Nous sommes de retour à la cabane. Aujourd'hui, c'est Marco qui a fait la cuisine. Il y a du ragoût de chevreuil avec des spätzli. C'est la même odeur. Nous mangeons à la lueur des chandelles. L'ambiance est tellement agréable qu'elle en devient presque kitch. La sensation désagréable de cet après-midi a cédé la place à une sensation de chaleur réconfortante.
Marco et Marc parlent de la chasse de l'an dernier et de la façon dont ils ont abattu le chevreuil que nous mangeons aujourd'hui. Ils se souviennent de chaque détail. Le temps qu'il faisait, l'endroit où ils l'ont abattu et le temps qu'il a fallu pour récupérer l'animal. Je ne l'aurais jamais pensé. « Pour chaque morceau de viande que nous mangeons tout au long de l'année, nous savons de quel animal il provient et comment la chasse s'est déroulée à ce moment », poursuit Marc.
Nous avons soudain abordé le sujet de l'éthique et de la durabilité. Claudio a une attitude claire. Il dit : « Je sais que la chasse est controversée. Je sais que je tue un animal si j'appuie sur la détente. Et tuer en soi ne me donne aucune satisfaction. Mais : cet animal n'a jamais été enfermé. Il n'a pas été engraissé ou traité avec des antibiotiques. Il n'a pas fait la moitié de l'Europe en camion pour être abattu ou était terrorisé avant de mourir. Je ne mange que de la viande que j'ai abattue moi-même. Et ce, tout au long de l'année. Pour moi, c'est une consommation de viande biologique locale durable. »
Plus tard, je m'allonge dans mon sac de couchage et pense aux paroles de Claudio et à ma propre consommation de viande. De mon côté, mes choix sont assez contradictoires. D'un côté, je suis content que l'on n'ait pas tué d'animaux aujourd'hui. Je suis une mauviette à ce sujet. D'autre part, après une longue journée, j'ai mangé le ragoût de chevreuil de Marco avec appétit. À la maison, j'achète de la viande l'agriculteur biologique local, où je connais la vache par son nom et son mode de vie. Mais il m'arrive aussi d'acheter de la viande dans le congélateur du supermarché. Mais peu importe ; un animal a dû mourir pour moi. Le fait que ma femme et ma fille aient un régime végétarien ne rend pas les choses plus faciles. Je suis dans un dilemme. Et suis fatigué. Il est temps de lâcher prise. Bonne nuit.
Pourquoi l'homme chasse-t-il encore aujourd'hui ? Dans la deuxième partie du reportage Galaxus sur la chasse, j'essaie de trouver une réponse à cette question. Alors, suivez mon profil d'auteur en cliquant ici pour ne pas manquer la suite.
Ancien journaliste radio devenu fan de story telling. Coureur confirmé, adepte du gravel bike et débutant en haltères de toutes tailles. Quelle sera ma prochaine étape ?