En coulisse
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par Philipp Rüegg
«Le mode daltonien des jeux est souvent bien pourri»
23/1/2019
Traduction: Sophie Boissonneau
Photos: Thomas Kunz
Les hommes sont bien plus touchés par le daltonisme que les femmes, certains ignorent d'ailleurs qu'ils en souffrent. Dans cet entretien avec Nicolas Franken, nous allons voir en quoi consiste cette anomalie, comment on vit avec, et quels sont les obstacles auxquels les personnes concernées sont confrontées dans le monde du gaming et de la technique.
Âgé de 25 ans et médiamaticien de formation, Nicolas Franken étudie à la Haute école technique et économique de Coire et rédige actuellement sa thèse de Bachelor dans le cadre de son cours de producteur multimédia, laquelle a pour thème «Le daltonisme sur Internet».
Nous nous trouvons dans le bar café de digitec, La Pause. Ici, la verdure règne. On se sent comme dans une petite jungle, loin du stress de la vie quotidienne. On n'aurait pas pu rêver meilleur endroit pour analyser le phénomène du daltonisme.
Dis-moi, de quelle couleur est notre table?
Nicolas Franken: Eh bien, moi je la vois blanche. Du moins ici, avec le soleil qui brille dessus.
Et là où il n'y a pas de soleil?
Pour moi, elle est grise. Mais si j'en crois ton regard, j'imagine qu'elle doit plutôt être dans les tons verts. Vert menthe, peut-être?
En effet, la table est vert menthe. Mais comment fais-tu au quotidien? Comment arrives-tu à différencier les couleurs?
Les cônes sur la rétine de l'œil ne font que transmettre un signal qui est ensuite interprété par le cerveau, c'est là que la couleur se forme. Et outre les données provenant des cellules sensorielles, d'autres informations issues de l'expérience viennent compléter le tableau. Pour moi, ce sont surtout les mélanges de couleurs qui peuvent poser problème. Mais au quotidien, ma mauvaise perception des couleurs est moins gênante que ma myopie, par exemple. D'ailleurs, beaucoup de gens ignorent qu'ils sont daltoniens. On ne s'en rend souvent compte que lorsque l'on veut commencer une formation d'électricien ou de pilote.
Nicolas, quand as-tu remarqué que tu ne percevais pas les couleurs comme tout le monde?
Jusqu'à fin novembre dernier, je pensais juste avoir une petite déficience visuelle sur le rouge et le vert. Un enseignant l'avait remarqué quand j'étais au primaire, en 6e. Il nous faisait un cours sur les déclinaisons allemandes en utilisant un marqueur de couleur différente pour chaque cas, et j'ai vu le cas rouge en vert.
Et ce n'est que très récemment que tu as appris que ta déficience visuelle était plus prononcée que tu ne le pensais?
Début décembre 2018, en faisant des recherches pour ma thèse, j'ai découvert que je percevais très mal les teintes de vert.* Je m'en suis rendu compte en allant voir différents opticiens et en faisant souvent le fameux test d'Ishihara. Néanmoins, ces tests ne permettent pas d'établir de façon concluante l'étendue de la mauvaise perception des couleurs. L'avis des opticiens doit obligatoirement être confirmé par un examen sur anomaloscope. D'ici fin janvier, j'aurai un rendez-vous pour être examiné avec cet instrument.
*Quelques semaines après notre entretien, le diagnostic a encore évolué. Après avoir effectué le test pseudo-isochromatique d'Hardy-Rand-Rittler, Nicolas a appris qu'il était atteint d'une cécité au rouge, ou protanomalie légère à modérée, et non d'une deutéranomalie.
Est-ce que l'on connaît le pourcentage de la population affectée par le daltonisme?
Environ 8 à 9 % des hommes perçoivent mal les teintes rouges et vertes. Chez les femmes, ce taux est inférieur à 1 %. Cela est dû au fait que la déficience est héréditaire et se transmet par un défaut génétique situé sur le chromosome X. Les femmes ayant deux chromosomes X, si l'un présente un défaut, l'autre pourra généralement le compenser.
Quelles sont les conséquences de ce défaut génétique sur l'œil?
Sur notre rétine se trouvent des cellules sensorielles, ou cônes, qui nous permettent de distinguer les différentes couleurs. Ces cônes sont divisés en trois catégories: les cônes L, sensibles au rouge, les cônes M, sensibles au vert, et les cônes S, sensibles au bleu. Les personnes qui perçoivent mal les couleurs ont moins de cônes que celles qui ont une vision normale.
Tu as fait des études de médiamaticien. Ton daltonisme t'a-t-il posé problème au cours de tes études?
Je travaille avec des couleurs qui me plaisent, cela me permet de fournir un travail harmonieux. Je n'ai jamais eu de problème particulier. Cependant, lorsque j'ai commencé ma formation, j'ai décidé de ne pas m'aventurer dans le web design. Pourquoi me lancer dans un domaine où mon daltonisme représente un vrai handicap?
Quels sont les principales difficultés techniques ? À quoi faut-il faire attention lorsque l'on travaille sur la mise en page des nouveaux médias?
Dans ce domaine, il n'y a presque pas de différence entre Internet et la télévision. Lorsque l'on travaille avec des couleurs, il faut veiller à créer assez de contraste entre elles. Les graphistes peuvent utiliser des palettes de couleurs toutes prêtes, d'Adobe ou autres, qui ont été optimisées pour les daltoniens. Si vous voulez illustrer une statistique, il faut travailler avec des couleurs, mais aussi avec des formes. Par exemple, si vous créez une représentation graphique avec des années et des barres, il ne faudra pas se contenter de lignes fines et de différentes couleurs. Il faudra aussi penser à ajouter d'autres signes distinctifs, comme par exemple des lignes de différentes épaisseurs ou des zones hachurées. Pour faire court, respectez les règles de conception pour un Internet accessible à tous et tout ira bien.
Il existe en outre des outils qui permettent de simuler la vision des daltoniens sur Internet, comme celui de toptal.com. Ce qui m'a surpris sur cette page, c'est qu'en appliquant le filtre Deutéranopie, je n'ai constaté presque aucune différence entre l'image originale et l'image avec filtre. J'imagine donc que ce filtre doit être assez proche de ma vision.
Est-ce que tu joues aux jeux vidéos? Si oui, est-ce que tu connais l'option pour daltoniens que proposent de nombreux jeux?
J'y joue et je les connais. Le mode daltonien des jeux est souvent bien pourri. On le voit bien dans Battlefield 1. Le sol est souvent boueux et c'est souvent très compliqué de repérer un petit point rouge dans ce mélange de teintes marron et vertes. Si vous paramétrez le mode daltonien pour la mauvaise perception du vert, la couleur de votre équipe sera modifiée, mais rien ne change chez les adversaires et le marquage rouge devient seulement un peu plus clair. Mon œil ne voit pas la différence.
Sur Overwatch, contrairement à Battlefield 1, l'intensité du mode daltonien se règle grâce à un curseur. J'avais hâte de le tester, mais finalement, je n'ai pas vraiment constaté d'amélioration. Après un petit tour sur différents forums, j'ai découvert que le jeu se contentait d'enlever l'intensité des couleurs, ce qui ne change rien. Entre-temps, Overwatch a tout de même sorti une mise à jour pour ce mode. On peut maintenant ajuster les couleurs des équipes, c'est une bonne chose.
Sur Far Cry 5 aussi, c'est compliqué. Le jeu n'a qu'un seul mode daltonien, et aucun curseur pour l'intensité des couleurs. Les couleurs fonctionnent bien lorsque le mode daltonien est activé et les adversaires sont marqués en jaune. Mais lorsqu'on se fait tirer dessus, l'écran devient violet, et non rouge. C'est très perturbant, on croirait jouer sous LSD. Ça peut être utile pour certaines personnes qui ne comprendront qu'à ce moment-là qu'on leur a tiré dessus. Mais personne n'a envie de jouer à un jeu moche.
Que faudrait-il changer pour améliorer ces modes daltoniens qui laissent à désirer?
Il faudrait pouvoir paramétrer plus de critères soi-même pour ajuster le jeu à sa propre vision. Les couleurs d'équipes devraient pouvoir se personnaliser, même pour ceux qui n'ont pas de déficience visuelle. Mais avoir plus de possibilités de réglages ne permet pas de savoir si l'expérience de jeu sera vraiment meilleure.
Martin Jud
Senior Editor
martin.jud@digitecgalaxus.chLe baiser quotidien de la muse stimule ma créativité. Si elle m’oublie, j’essaie de retrouver ma créativité en rêvant pour faire en sorte que mes rêves dévorent ma vie afin que la vie ne dévore mes rêves.
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