En coulisse

Martin Suter sur un plateau

Luca Fontana
16/7/2020

Martin Suter, auteur suisse à succès, se voit consacrer son premier film documentaire. Sur le plateau, on se rend vite compte qu'un nuage peut ruiner un tournage.

Martin Suter n'est pas n'importe qui, puisque c'est l'un des écrivains germanophones les plus lus.

Il est scénariste, parfois compositeur, ancien chroniqueur de la Weltwoche, du Tagesanzeiger et de la NZZ, et, il y a longtemps, rédacteur pour la célèbre agence bâloise GGK. Il perce à l'international en 1995 grâce à son livre Je n'ai rien oublié, adapté au cinéma quinze ans plus tard, avec Gérard Depardieu dans le rôle principal. Les romans de Martin Suter ont maintes fois fait l'objet de films.

Le premier documentaire sur cet auteur suisse à succès, également très apprécié à l'étranger, est en cours de production. Le tournage a lieu à Oerlikon, dans le lotissement de la rue Beckhammer où les immeubles d'habitation jaunâtres des années 50 alternent avec de grands espaces verts et de vieux arbres, un endroit à l'ambiance douceâtre où Martin Suter a vécu jusqu'à l'âge de cinq ans.

Le lotissement de la rue Beckhammer dans toute sa splendeur.
Le lotissement de la rue Beckhammer dans toute sa splendeur.

La scène à tourner est extraite du roman « Le temps, le temps » paru en 2013 aux Éditions Christian Bourgois. Le tournage se fait avec deux équipes, l'une dans la rue, l'autre dans un immeuble de trois étages, quelque part dans un vieil appartement décrépi.

DCM Film Distribution, la société de production, a invité la presse à visiter le plateau. Et moi aussi. Armé d'un stylo et de papier, je n'ai pas le droit de poser de questions, je peux juste me faire tout petit pour observer.

L'équipe de tournage et les nuages

« Nous avons deux possibilités. »

J'aperçois une femme d'une trentaine d'années aux longs cheveux bruns relevés dont la voix, sans monter dans les aigus, résonne avec agitation, aux vêtements amples – t-shirt vert olive, jean noir, baskets confortables, mais usées –, typiques de quelqu'un qui reste souvent debout. La première assistante caméra ?

« On peut placer la caméra ici, dans le jardin, ou là-bas, sur le balcon. »

« Essayons là-bas », répond un homme d'âge moyen, portant une casquette à carreaux rouges qui cache son crâne dénué de cheveux et un t-shirt noir troué. Des vêtements de travail en somme. Malgré sa minceur, il saisit le grand trépied avec une légèreté qui suggère une force insoupçonnée. Tout près derrière lui, un jeune homme d'une vingtaine d'années – pantalon court et usé, portant sur ses épaules une lourde caméra – marmonne quelque chose que personne n'a entendu ou compris.

Le cameraman et ses assistants
Le cameraman et ses assistants

On entend un bruit de claquement. Ça vient d'une radio. Tous les membres de l'équipe de tournage d'une dizaine de personnes en portent une à la ceinture.

« Comment ça se présente là dehors ? », lance une voix masculine dans la radio, « Des nuages vont-ils cacher le soleil dans les prochaines minutes ? »

Ça aurait pu être le responsable de l'éclairage dans l'appartement où l'autre équipe est en train de tourner. En fonction de la lumière incidente, le décor entier change. C'est mauvais pour un film dans lequel chaque plan est censé être raccord avec le suivant.

La femme qui porte des chaussures confortables regarde vers le ciel, fronce les sourcils avec inquiétude, attrape la radio.

« On pourrait bientôt avoir un tout autre problème. »

Pause.

« La pluie. »

Le tournage d'un film documentaire

« Il faut qu'on se dépêche. Bon sang. L'application ne montrait pas ça ce matin pourtant ! »

La femme en baskets semble plus se le dire à elle-même qu'au reste de l'équipe. Elle jette un œil sur son application météo encore et encore, regarde à nouveau le ciel d'un œil critique, essaie de faire disparaître le nuage de pluie avec son son regard. Quelque part en arrière-plan, des ouvriers peaufinent les derniers détails d'une terrasse. Quelque chose se brise. Quelqu'un laisse échapper un juron.

La terrasse, située de l'autre côté de l'immeuble, appartient au personnage du roman « Le temps, le temps », Albert Knupp, qui croit aux enseignements de la « gravimotion », une pensée qui nie l'existence du temps. Tout ce qui nous entoure ne serait que changement. Et le changement crée l'illusion du temps.

Dans le livre, Albert Knupp et son voisin Peter Taler – le personnage principal – veulent le prouver. Pour ce faire, ils disposent l'ensemble de l'environnement tel qu'il est représenté sur les photos d'un jour très précis de 1991. Si l'expérience réussit, les deux hommes donneront un cours différent à l'histoire et ramèneront leurs femmes décédées à la vie.

Alors que l'équipe extérieure installe la caméra dans la rue, un homme – pantalon au tissu noble, veste sombre, cravate dorée parfaitement assortie, chaussures apparemment chères, cheveux mi-longs noir corbeau peignés en arrière – approche en retirant ses lunettes de soleil sombres, mais élégantes qui cachent ses yeux. Et on découvre son visage.

C'est Martin Suter.

L'arrivée de Martin Suter sur le plateau

Même si l'histoire que raconte le documentaire de l'écrivain est celle de Martin Suter, certaines scènes sont tirées de ses romans. Il se promène à travers elles et raconte tout ce qu'il a à dire sur lui-même, sur le livre ou sur la vie. Puis vient la scène dans laquelle il fait apparition.

Sur le plateau, l'auteur du best-seller est censé se promener dans la rue, juste au moment où un Peter Taler suspicieux regarde par sa fenêtre vers la terrasse de Martin Knupp.

Simple ? Aucunement !

L'acteur dans la peau de Peter Taler surveille les événements de la rue Beckhammer.
L'acteur dans la peau de Peter Taler surveille les événements de la rue Beckhammer.

D'abord la répète. Martin Suter traverse la rue. Hors caméra. Son parcours est vérifié au millimètre près. Il traverse à nouveau la rue. Petit correctif. Autre tentative. Puis encore une fois.

« La lumière est trop forte. »

Le cameraman demande au jeune homme au pantalon usé de se procurer un cadre en bois recouvert d'un tissu. Ce dernier s'exécute.

« Monsieur Suter ? Veuillez reculer d'un pas s'il vous plaît. Oui. Oui, comme ça. Non, stop. Un peu en avant. Un peu à gauche. Parfait. Marque, s'il vous plaît ! »

La femme en baskets prend deux bandes adhésives rose vif et les colle ensemble en forme de T qu'elle place à l'endroit où se trouvent les chaussures en cuir verni de Martin Suter. Il n'y a rien de plus palpitant en ce moment que les chaussures en cuir verni de Martin Suter.

Marques de positionnement, l'essentiel dans le secteur du cinéma
Marques de positionnement, l'essentiel dans le secteur du cinéma

L'assistant revient avec un grand cadre en bois recouvert de tissu blanc. Il n'est pas destiné à dispenser de l'ombre, mais doit faire office de diffuseur, atténuer la lumière trop agressive en quelque sorte. Dans le jargon technique, cet assemblage s'appelle « softbox ». Pendant que le cadreur regarde à travers l'objectif et donne des instructions – il est peut-être à la fois cameraman et assistant-réalisateur –, l'assistant monte le cadre sur un trépied,

celui-là même que la femme aux baskets avait demandé qu'on rangeât.

Nécessité est mère d'invention.
Nécessité est mère d'invention.

Le diffuseur artisanal, en position, se trouve à environ deux mètres du sol. Le tournage peut reprendre.

« Ça tourne. Et action ! »

Martin Suter fait un pas.

« Et coupez ! »

Un riverain en voiture veut tourner sur la Beckhammerstrasse. Il gâche l'image. Mais l'équipe fait de la place pour le laisser passer.

« OK. Encore une fois. Tous en position. Ça tourne. Et... »

« Stop, coupez ! »

C'était le réalisateur de l'autre côté de la rue. Le fait qu'on ne l'ait pas remarqué jusqu'à présent n'est pas dû à sa stature. Grand, baraqué, voix puissante, ses yeux sont rivés sur un moniteur qui diffuse ce que le cadreur voit à travers son objectif. Le problème ? Les nuages qui recouvraient le soleil il y a un instant se sont éloignés.

La femme en baskets se réjouit intérieurement. C'est du moins ce que j'imagine. Mais le cameraman peste. Cinq minutes passent. Puis dix. Il ne se passe rien. On attend. Il n'est plus question de pluie depuis longtemps.

Le réalisateur (au milieu), la femme en baskets (à droite) et la star (à gauche)
Le réalisateur (au milieu), la femme en baskets (à droite) et la star (à gauche)

Soudain, la lumière décline à nouveau.

« Les gars, ça repart là dehors ? », entend-on dans une radio.

Dans l'appartement, l'acteur qui joue Peter Taler se tient à la fenêtre depuis ce qui semble être une éternité. Mais les nuages sombres repassent devant le soleil. Un ouvrier est même certain d'avoir senti une goutte de pluie. Tout ça prend beaucoup trop de temps. La nervosité monte. La femme en baskets regarde à nouveau son téléphone portable.

Mais l'auteur du best-seller reste stoïque. Le calme en personne. S'il est en colère, alors il ne laisse rien paraître.

Inébranlable, tel un rocher dans le ressac
Inébranlable, tel un rocher dans le ressac

« Faut-il un parapluie pour Monsieur Suter ? Allez, je vais lui chercher un parapluie noir », lance la femme aux baskets. Le cameraman ne la remarque pas. Il perd patience.

« On continue. Tous en position ? Bien. Ça tourne. Et action ! »

Martin Suter avance. Lentement. Après environ deux mètres, il regarde par-dessus son épaule droite jusqu'à Peter Taler et parcourt un autre mètre.

« Et coupez ! Parfait. Merci, Monsieur Suter. C'est dans la boîte. »

Le tournage, c'est du cinéma à l'état pur. Martin Suter doit faire trois mètres dans la rue. Une fois le film terminé, cette scène dure deux secondes environ. Des dizaines de membres de l'équipe, une femme en baskets, un cameraman, un réalisateur et une star suisse participent à sa création. Temps de tournage uniquement : environ une heure.

Souriant, Martin Suter, d'un air satisfait, se tourne vers l'équipe puis enfile ses lunettes de soleil qu'il sort de la poche. D'une voix calme et posée, il lance d'un ton espiègle et contrôlé :

« Je n'étais pas bien ? »


Le documentaire « Martin Suter – Der Mann hinter den Geschichten [L'homme derrière les histoires (traduction libre du titre)] » est réalisé par André Schäfer, cinéaste allemand connu pour des œuvres telles que « Deutschboden » et « Herr von Bohlen privat » sorties en 2014 et 2015 respectivement.

Le nouveau documentaire devrait sortir dans les salles obscures à l'automne 2021.

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Vivre des aventures et faire du sport dans la nature et me pousser jusqu’à ce que les battements du cœur deviennent mon rythme – voilà ma zone de confort. Je profite aussi des moments de calme avec un bon livre sur des intrigues dangereuses et des assassins de roi. Parfois, je m’exalte de musiques de film durant plusieurs minutes. Cela est certainement dû à ma passion pour le cinéma. Ce que j’ai toujours voulu dire: «Je s’appelle Groot.» 


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