
En coulisse
Garmin, Fitbit et compagnie : votre montre connectée est-elle vraiment intelligente ? Un expert vous l’explique dans notre entretien.
par Patrick Bardelli
Nos données, tout le monde se les arrache. Les réseaux sociaux comme Facebook ou TikTok ne constituent que la pointe émergée de l’iceberg dans cette course au Big Data. Comment pouvons-nous encore gagner ce combat inégal? Une réponse à cette question nous vient du campus de Hönggerberg.
Vous êtes acheteur en ligne de la première heure. Vous avez depuis des années un compte sur Facebook et Instagram. Vous enregistrez vos performances sportives à l’aide d’un wearable. Vous surveillez aussi vos habitudes alimentaires et votre sommeil. Quand vous faites vos courses au supermarché, vous sortez votre carte Cumulus à la caisse. Parfait, merci beaucoup pour toutes ces données. Et pour couronner le tout, on vient d’apprendre que Google va racheter Fitbit pour 2,1 milliards de dollars.
Mes données, vos données, nos données. À qui appartiennent-elles et qu’en faisons-nous? Ernst Hafen est docteur en biologie moléculaire et cellulaire et professeur à l’École Polytechnique Fédérale de Zurich. Il a une réponse radicale à cette question: «Nos données nous appartiennent et nous les cédons volontairement à des fins scientifiques. Je ne parle pas uniquement des données de Facebook et autres, mais aussi du déchiffrage de notre génome.»
Nous sommes en concurrence avec le capitalisme de la surveillance américain et le modèle chinois contrôlé par l’État.
Je me rends à l’EPF pour rencontrer Ernst Hafen. À mon arrivée, celui-ci me montre un grand livre épais intitulé «Le génome humain: chromosome X». Le patrimoine génétique (génome) de l’être humain est composé de six milliards de lettres. Chacun de nos parents y a contribué à hauteur de trois milliards de brins ou lettres chacun. La « recette de l’être humain » est décodée depuis douze ans. Ce gros volume contient les 154 millions de lettres d’un chromosome humain. Si l’on voulait imprimer les six milliards de lettres, il faudrait au total 46 livres de cette taille-là: 23 provenant de la mère et 23 du père.
Ces informations se trouvent dans chacune de nos cellules qu’il s’agisse de cellules de peau, d’intestin ou de neurones. À chaque fois qu’une de ces cellules se divise, notre corps réécrit les 46 livres, avec un minimum de fautes.
6 000 000 000 lettres, ça fait pas mal de données
Ernst Hafen, biologiste: Oui, énormément. Au départ, nous voulions imprimer tout le génome en un seul livre, mais nous nous sommes contentés d’un chromosome.
Certaines lignes de lettres dans ce livre sont en gras. Qu’est-ce que cela signifie?
Ce sont nos gènes. Ce sont les notices de montage pour les protéines de notre corps. Au total, l’être humain possède 25 000 gènes.
Mais seules quelques lignes sont en gras. À quoi sert tout le reste?
On ne le sait pas encore, c’est une question qui continuera de tenir les scientifiques en haleine pour les prochaines décennies.
Votre génome est-il déchiffré d’ailleurs?
Oui, le mien, ainsi que celui de mes trois fils et de ma femme. C’est possible depuis douze ans. Aux États-Unis, il existe des entreprises qui se sont spécialisées là-dedans. L’une d’entre elles, une spin-off de Google, s’appelle 23andme. Parmi les six milliards de lettres, près d’un million de variables sont recherchées. L’opération, qui coûtait 400 dollars avant, n’en coûte plus que 100 aujourd’hui. Autrefois, le coût du décodage complet s’élevait à 100 millions de francs, aujourd’hui 1000 suffisent.
Pardon? Le génome décodé de votre famille appartient à Google?
Oui, vous avez bien compris. Mais vous voyez, je suis biologiste. Les possibilités qui s’ouvrent à moi en tant que citoyen, et non en tant que professeur à l’EPF sont fascinantes. Je deviens ainsi un «scientifique citoyen» et je peux apporter une contribution précieuse à la recherche avec les données de mon génome. Mais nous devons aller encore plus loin.
Qu’entendez-vous par là?
23andme a maintenant mes données et celles de ma famille et en fait le commerce. D’accord, c’est leur modèle économique. Mais après tout c’est injuste que nous cédions les données concernant notre forme physique, notre sommeil ou même notre génome et que l’on reçoive en échange un service gratuit sous forme d’application ou d’un réseau social. Est-ce que ce ne serait pas mieux de faire quelque chose d’intelligent avec nos données?
Par exemple?
Encore aujourd’hui, nous ne comprenons pas vraiment comment l’alimentation fonctionne. Toutes les études sur les régimes ne riment à rien globalement, car la relation entre la nutrition et la santé est si complexe et individuelle qu’il n’existe pas de réponse universelle. Nous avons besoin de millions de données d’individus qui apportent une contribution active à la recherche médicale. Cette dernière n’a qu’un accès très limité, voire inexistant, aux données des hôpitaux ou des médecins de famille. Généralement, on n’a pas accès à l’immense masse de données restantes telles que les données sur la santé d’innombrables personnes collectées par les smartphones ou les wearables. Ces données seraient pourtant incroyablement intéressantes pour la recherche ou les hôpitaux.
Autre exemple: imaginons que vous ayez reçu une prothèse de hanche. Grâce à l’application fournie par la clinique dans laquelle vous avez été opéré, vous enregistrez votre convalescence après l’intervention (le nombre de pas que vous faites par jour, les problèmes rencontrés, etc.) et vous mettez des données à disposition de la clinique. Vous générez ainsi un «Patient Reported Outcome» extrêmement précieux pour la clinique et tout le système de santé.
Admettons, mais si je mets mes données à disposition, quel est le bénéfice que je peux en tirer?
Bonne question. Cela nous amène aux trois caractéristiques fondamentales des données: premièrement, elles sont copiables, deuxièmement, nous sommes tous des milliardaires en termes de données. Peu importe que vous viviez en Suisse ou en Tanzanie, tout le mode possède un volume équivalent de données personnelles. Troisièmement, nous pouvons devenir les plus grands collecteurs de données. Google ou Galaxus savent peut-être beaucoup de choses sur moi, mais ils sont loin de tout savoir. Vous-même en sauriez le plus sur vous-même si vous pouviez agréger toutes vos données. Êtes-vous en possession de toutes les données que Google, votre carte Cumulus, votre wearable, etc. accumulent sur vous?
De manière isolée peut-être, mais pas sous forme compilée, non.
Vous voyez. Pourtant, l’agrégation de ces données pourrait être intéressante. Imaginez cela comme un compte en banque, un lieu qui stockerait toute votre fortune. Si vous avez une question sur votre troisième pilier, vous allez à la banque et vous obtenez des conseils contre paiement. C’est exactement comme cela que fonctionnera l’économie des données à l’avenir. Imaginez une start-up qui développe pour vous un programme nutritionnel sur la base de vos données Cumulus, de votre génome et de vos analyses sanguines.
Est-ce que c’est votre business model pour votre retraite une fois que vous aurez quitté votre poste de professeur à l’EPF?
C’est déjà mon business model si vous voulez. Il ne s’agit pas de vendre vos données. Il existe déjà des plateformes qui le font. Les données sont vendues aux plus offrants. Je pense au contraire que le capitalisme n’a pas sa place ici. Aux États-Unis, vous recevez 70 dollars quand vous donnez votre sang. Ceux qui donnent sont donc ceux qui ont besoin de cet argent. Les autres n’y vont pas. Ce n’est pas normal.
Vous êtes président de l’administration de la coopérative Midata.
C’est exact. Midata est une organisation à but non lucratif cofondée en 2015 par l’EPF de Zurich et l’Université des sciences appliquées de Berne. Elle a pour but de démontrer comment utiliser les données pour l’intérêt général tout en prenant en compte les attentes des citoyennes et des citoyens en matière de contrôle de leurs données personnelles.
Comment ça fonctionne concrètement?
Les données personnelles sont stockées sur la plateforme de Midata. Les titulaires de comptes peuvent participer à des projets de recherche basés sur des applications et profiter des services eux aussi basés sur des applications. Tous les ensembles de données sont chiffrés. Seuls les propriétaires de comptes individuels ont accès à leurs propres données. Chaque accès est consigné. Pour permettre la recherche internationale et les études cliniques, un accès aux données sécurisé sera mis en place dans différentes coopératives nationales, sachant que les titulaires de comptes conserveront toujours le contrôle de leurs données.
Sans arrière-pensées financières?
Au contraire. Mais justement pas dans le but d’en tirer un profit maximum le plus vite possible. Prenons l’industrie pharmaceutique. Les études sur les patients nécessitent un investissement et un travail colossaux. Roche ou Novartis ne peuvent lancer une étude clinique que s’ils ont recruté 3000 patients. Chaque jour qui passe jusqu’à ce qu’ils aient rassemblé ces 3 000 patients est un jour de perdu sur la protection du brevet. Pour un médicament qui génère un chiffre d’affaires annuel d’environ 3,5 milliards de dollars, cela représente quelque 10 millions par jour. Vous voyez? À l’avenir, Roche ou Novartis se tourneront vers une plateforme comme Midata en disant: nous avons besoin des données de 3000 personnes malades et en bonne santé pour une étude clinique sur un nouveau médicament contre Alzheimer. Nous ne mettrons à disposition que les données des sociétaires qui ont donné leur accord pour que leurs données soient utilisées à cette fin et une partie de l’argent économisé par le laboratoire reviendra à la coopérative.
Reste à voir si ces fonds ne finiront pas par être reversés aux actionnaires. Personnellement, qu’est-ce que j’y gagne concrètement si je mets l’ensemble de mes données à votre disposition? Hormis l’impression valorisante d’avoir contribué à la science. Est-ce que vous pouvez m’établir un programme nutritionnel personnalisé qui m’aide à perdre mon ventre?
Pas encore à l’heure actuelle parce que nous manquons de données. Mais c’est exactement l’objectif: que vous puissiez contribuer avec vos données afin d’améliorer les études correspondantes. En matière d’alimentation, on sait aujourd’hui que ce n’est pas le génome qui joue un rôle déterminant, mais le microbiome, autrement dit vos bactéries intestinales. Elles déterminent si c’est le pain blanc ou le pain complet qui vous fait grossir. Cela dépend de la composition de la flore bactérienne de chacun. Demain, nous verrons apparaître des entreprises, des prestataires de données, qui pourront vous faire un programme nutritionnel efficace en s’appuyant sur vos données.
Gratuitement?
Midata mettra à disposition la plateforme et s’assurera que vos données ne seront pas revendues. Nous ferons le lien entre vous et vos données et les différents fournisseurs de services. Vous réglerez ces services de tiers comme vous payez aujourd’hui pour Apple Music ou Netflix. Un nouveau marché des services émergera. Les données restent sécurisées par nos soins et vous en conservez la maîtrise. Si vous le souhaitez, vous pourrez à tout moment effacer vos données ou les transférer vers une autre plateforme.
Qu’en est-il de la protection des données?
Vous décidez de ce qu’il advient de vos données. Vous pouvez par exemple les stocker sur Midata sans les exploiter. C’est une sorte de coffre-fort pour rester dans la métaphore bancaire. Personne d’autre que vous n’y a accès. Vous pourrez ne donner accès à vos données nutritionnelles que pour des études spécifiques dans ce champ. Ou alors pour une étude clinique concernant un nouveau médicament anticancéreux. Vous définissez le destinataire, le moment et le périmètre des données que vous mettez à disposition. Il s’agit au final de la gestion démocratique centrée autour du citoyen de nos données.
Comme une contre-proposition face aux États-Unis et à la Chine.
Exactement. Nous parlons d’une part du capitalisme de la surveillance américain, tel que le décrit Shoshana Zuboff, sociologue à Harvard, dans son nouveau livre et d’autre part du contrôle étatique appliqué par la Chine. Ce sont tous les deux des modèles de surveillance. En Europe et en Suisse plus particulièrement, la possibilité d’une troisième voie s’ouvrirait. Le contrôle ne serait plus aux mains des actionnaires ou de l’État, mais des citoyens. La valeur ainsi créée reviendrait à la population (les yeux d’Ernst Hafen se mettent à briller).
Il faudra donc encore que je réfléchisse en permanence aux données que je communique, à qui et quand? J’ai déjà largement de quoi faire actuellement: trouver la caisse d’assurance maladie la moins chère tous les ans, le meilleur forfait mobile. Est-ce que je vais regarder mes séries préférées sur Netflix, Sky ou HBO? Est-ce que nous ne serons pas débordés?
(rires) Au Moyen-Âge, le prince se servait du même argument pour ne pas payer ses serviteurs. Ils étaient logés, nourris et blanchis grâce à lui. Il estimait qu’avec un compte en banque et un salaire, ils seraient dépassés. C’est une question d’autodétermination. Eh oui, cela demande plus d’efforts que la servitude.
Nous n’y sommes pas encore. Par exemple, faire analyser son propre génome sans prescription médicale n’est pas encore possible en Suisse. Bien sûr, vous pouvez dès maintenant mettre votre ADN dans un tube à essai et l’envoyer par la poste aux États-Unis où différentes entreprises décodent votre génome pour quelques dollars. Elles en font donc une activité commerciale. Vous obtenez entre autres une analyse de votre origine génétique, vous découvrez d’où viennent vos ancêtres. Aux États-Unis, ils sont 30 millions a avoir fait le test. Ils se sont découvert de nouveaux parents et un tueur en série a pu être identifié (indirectement) par cette méthode.
La protection des données ou les questions d’éthique liées par exemple à l’exposition médiatique ou à la spectacularisation ne sont que quelques-uns des défis de demain. Cette évolution représente aussi de grandes opportunités. De la même manière que chacun dépense son argent autrement et contribue à la croissance économique, l’autodétermination numérique peut devenir la clé d’une société civile équitable et engagée.
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Ancien journaliste radio devenu fan de story telling. Coureur confirmé, adepte du gravel bike et débutant en haltères de toutes tailles. Quelle sera ma prochaine étape ?